L’écrivain américain Henry Thoreau (1817-1862) est un des pères de l’écologie. Michel Granger, professeur de littérature américaine à l’université Lyon 2, et amateur de montagne lui-même, en est un spécialiste.
D’où vient Henry Thoreau ?
Après des études à Harvard, Thoreau devient le disciple d’Emerson, philosophe transcendantaliste qui influence les milieux intellectuels de Nouvelle-Angleterre dans la période 1830-1850. Un demi-siècle après l’Indépendance, la société américaine ne répond pas selon eux aux attentes suscitées par la Révolution de 1776. C’est une époque de réformes, de débats sur l’abolition de l’esclavage, les droits des femmes, ou la tempérance. Thoreau partage les interrogations critiques des transcendantalistes et des réformateurs. Il pose la question de la désobéissance civile, car il privilégie l’individu par rapport au pouvoir du gouvernement fédéral et de son État, le Massachusetts.
Quelle est la philosophie de Thoreau ?
Pour lui, l’individu est primordial ; c’est l’homme de principe, à l’écoute de sa conscience, bien plus que le citoyen, sujet soumis aux lois humaines. De 1845 à 1847, Thoreau mettra en pratique sa conception de l’individu libre en partant vivre, à proximité de son village de Concord, dans une cabane, située au milieu de bois, près d’un lac. L’immersion dans la nature lui est essentielle : « Je vis dehors, dit-il, par égard pour le minéral, le végétal et l’animal en moi. » Après son séjour à Walden, Thoreau poursuit sa vie de célibataire dans la maison familiale. Il aide dans la fabrique de crayons de son père, travaille comme arpenteur, donne des conférences, rédige son journal – « journal météorologique de son esprit » -, publie des essais et des récits d’excursions.
Henry Thoreau n’est pas seulement un romantique ?
Il se promène beaucoup dans la nature, observe, décrit, dessine des croquis, mesure, note la température, suit le changement des saisons. Son journal offre des milliers de pages très précises dont quelques passages seulement ont été traduits en français. Il lit les ouvrages des naturalistes de l’époque, notamment W. von Humboldt, un explorateur et naturaliste allemand qui lui fait comprendre l’interdépendance des phénomènes naturels. Thoreau étudie le fonctionnement des milieux naturels, émet des hypothèses, envoie des spécimens rares aux botanistes de Harvard. Ses observations sur les graines, transportées par le vent ou les écureuils, lui permettent de comprendre la succession des espèces d’arbres en forêt : les lois de la nature rendent compte des phénomènes et il récuse ainsi l’explication par la génération spontanée, ou « création spéciale ».
Son observation lui permet de progresser dans la connaissance?
Thoreau adopte progressivement une attitude plus scientifique, sans toutefois renier sa vision transcendantaliste ; il prend ses distances vis-à-vis du point de vue religieux, réfute les explications irrationnelles. En 1860, quand il lit De l’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle de Darwin, il est prêt pour recevoir la théorie de l’évolution, alors qu’il critique les positions créationnistes défendues par Louis Agassiz, professeur à Harvard. Il tire de son observation assidue de la nature que cette dernière est indispensable à l’homme et, par conséquent, doit être protégée.
Lors de ses excursions dans les forêts du Maine, Thoreau se rend compte qu’il traverse des espaces encore relativement sauvages et peu fréquentés, mais menacés par l’exploitation économique. En 1853, il avance l’idée de « réserves nationales » qui seraient des lieux « d’inspiration » et de « recréation », à la fois source de détente et de ressourcement. En 1859, il formule plus précisément le souhait que chaque ville protège un vaste « parc, ou plutôt forêt primitive », où l’on ne pourrait ramasser un seul morceau de bois, pour quelque usage que ce soit, réservant cette nature à des « utilisations supérieures – pour qu’elle soit à jamais une possession commune, destinée à l’instruction et à la recréation ». Selon lui, « la nature est à considérer en ce qu’elle concerne l’homme ».
Ses idées seront reprises quelques années plus tard par l’explorateur et naturaliste John Muir ; elles contribueront à la création du Yosemite, premier parc naturel de Californie, dont Lincoln signera le décret en 1864, pendant la Guerre de Sécession, comme si la nature avait le pouvoir de réparer la désunion.
Quel fut le destin de l’oeuvre et des idées de Henry Thoreau ?
Marginal inclassable, Thoreau est un penseur qui n’a pas élaboré un système philosophique cohérent, un écrivain qui n’a pas produit de roman, un naturaliste qui déclinait en 1853 l’invitation à appartenir à une association scientifique parce qu’il revendiquait d’être aussi un mystique et un transcendantaliste.
De son vivant, son influence est restée confinée à un cercle étroit d’intellectuels. Son ¦uvre et ses idées ont été reconnues quelques décennies après sa mort, mais surtout à partir des années 1940 lorsqu’il a été inclus parmi les grands écrivains classiques de la « Renaissance américaine » du milieu du XIXe siècle, puis, dans les années soixante, revendiqué comme lointain ancêtre de la contre-culture et, maintenant, comme précurseur visionnaire de la protection de l’environnement. Son livre le plus connu, Walden, est considéré comme un livre phare par les nombreux écrivains américains de la nature, Edward Abbey, Rick Bass, Annie Dillard, Barry Lopez, à l’origine d’un genre littéraire centré sur la nature, nature writing , genre protéiforme qui va de l’aventure au militantisme écologique sans jamais perdre de vue la recherche d’un langage poétique.
Se situant à mi-chemin entre nature et société, Thoreau est indiscutablement un penseur non-conformiste dont la sensibilité et la réflexion critique peuvent stimuler la force de résistance pour tous ceux qui veillent à préserver leur indépendance d’esprit vis-à-vis de l’incessante incitation à consommer, de l’envahissement par les modes médiatiques, et de l’insidieux contrôle de nos libertés”
Recueilli par Michel Deprost
ÉLÉMENTS BIBLIOGRAPHIQUES EN FRANÇAIS
Henry D. Thoreau, Essais, Marseille, Éditions Le Mot et le Reste, coll. « Attitudes », 2007.
—, Cap Cod, Paris, Imprimerie nationale, 2000.
—, Les Forêts du Maine, Paris, Éditions Rue d’Ulm-ENS, 2004.
—, Journal (1837-1861) : extraits traduits en 1930 ; dernière édition, Paris, Terrail, 2005.
—, Walden ou la vie dans les bois, Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 1990.
Henry D. Thoreau, Paris, L’Herne, « Cahier de l’Herne », 1994.
SITES INTERNET CONSACRÉS À THOREAU
o The Thoreau Society : http://www.thoreausociety.org/
o The Thoreau Institute at Walden Woods Library : http://www.walden.org/index.htm
http://www.walden.org/Institute/thoreau/writings/essays/Essays.htm
o The Thoreau Reader : http://thoreau.eserver.org
o The Writings of Henry D. Thoreau : [éditions recommandées en anglais]
http://www.library.ucsb.edu/thoreau/writings_editions.html
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Note après “nature writing” : Les Éditions Gallmeister (Paris) ont lancé une collection « Nature Writing » et publié récemment Le Livre de Yaak de Rick Bass.
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